Tati ou la poésie de l'image







 
Silence on mime ! Silence on tourne !

L’itinéraire cinématographique du cinéaste de la lenteur responsable d’une œuvre magique et singulière, unique dans l’histoire du cinéma français. Découverte.

C’est le 9 octobre 1907 que naquit à Pecq dans ce qui s’appelait alors le département de Seine-et-Oise, un certain Jacques Tatischeff. Sportif accompli, rapidement il se tourne vers le mime et commence à se produire dans différents music-hall. On est alors dans les années 30 et le jeune Jacques commence à se faire une petite réputation notamment grâce à ses numéros d'imitation. Mais déjà le cinéma lui brûle les doigts. Il devient alors acteur avec « Oscar, champion de tennis » en 1932, dont il a écrit le scénario. On le retrouve également dans divers films dont « On demande une brute » en 1934 sous la direction de Charles Barrois, dans « Soigne ton gauche » de René Clément en 1936, « Gai Dimanche » de Jacques Berr en 1935 ou encore le « Retour à la terre » en 1938. Mobilisé en septembre 1939, il revient au cinéma en 1945 dans « Sylvie et le fantôme » et dans « Le Diable au corps » de Claude Autant-Lara en 1947. Mais Tati a d’autres ambitions. Il réalise et interprète son premier cours métrage, le prémonitoire « L'École des facteurs » en 1946. Prémonitoire disais-je, car c'est probablement de cette école là qu'est issu le personnage principal de son premier film « Jour de Fête » en 1949. Bien que préalablement mal accueilli par les distributeurs, le film projeté à Neuilly est plébiscité par le public et connaît alors un succès incomparable. Commence alors une aventure singulière hors du commun, marquée par une filmographie aussi riche que modeste : 6 films en 26 ans qui feront de Tati un cinéaste poète, atypique, moderne, visionnaire et finalement incompris.


La Poste made in USA

Ou quand Tati revisite le mythe du modernisme américain et le transpose dans un petit village du centre de la France.


Jour de Fête (1949)

Ce premier long métrage, de celui qui se fait à présent appelé Jacques Tati, sent bon la campagne d'après-guerre et nous dépeint une France profonde en liesse et heureuse d'avoir retrouvé sa joie de vivre. Dès les premières images le ton est donné. Aucun doute possible, on est bien dans les années 40. Tout y est. Les décors, les costumes, les personnages. « Jour de Fête » pourrait sans complexe être présenté comme un documentaire d'époque tant il colle à la perfection à la réalité d'alors. On a peine à croire, en le découvrant, que Tati est un visionnaire moderniste passionné de technologie nouvelle voire même un précurseur…  Et pourtant...  A première vue, « Jour de Fête » est une petite comédie où le burlesque à la Buster Keaton côtoie la cruauté d'un Chaplin. Les personnages y sont volontairement caricaturaux, Tati dans le rôle d'un postier plus vrai que nature est hilarant, et le village qui s'apprête à fêter sa fête annuelle est des plus typiques. Les yeux des enfants pétillent tandis que les manèges sont montés quant à François, le facteur, dépité et piqué au vif par les méthodes ultra modernes de l’US Postal qu’il a vu dans un reportage, décide d’entreprendre sa tournée « à l’américaine » de façon radicalement révolutionnaire. Le tout baigne dans une atmosphère surannée, vieillotte mais pleine de vie. Tati pose son regard sur ces petites gens, ces campagnards simples et heureux, sur ces vies sans histoire. Tati photographie le quotidien d’un monde révolu avec nostalgie et tendresse. Il dessine avec humour le choc des civilisations, incarné par la présence même de ce postier pas comme les autres qui cherche à rivaliser avec la modernité. Car si l’ambiance est désuète, le sujet qui reviendra comme un leitmotiv dans l’œuvre de Tati, demeure bien la confrontation du modernisme et de son modèle américain avec les traditions du terroir français et les situations ridicules qu’elle peut engendrer. Aussi Tati n’hésite pas à bouleverser les convenances cinématographiques d’alors pour imposer sa vision personnelle du cinéma. Pourtant la première évidence n’est pas visuelle mais bien auditive. Il met un point d’honneur à travailler la bande son avec moult détails. Chaque bruit est travaillé, le moindre geste à l’écran trouve son équivalent dans la bande son, augmentant de ce fait le moindre mouvement. Tati donne tant d’importance au son qu’il relègue au second plan les dialogues. Car une autre singularité des films de Tati est non pas l’absence de dialogue mais bien le fait qu’ils font parties des bruits ambiants, ce qui permet à Tati de mettre l’accent sur un ensemble de personnages ou d’évènements et non de se focaliser sur une intimité particulière. Car Tati est un humaniste préférant le groupe à l’individualité. Plus surprenant, alors que Jour de Fêtes est sorti en salle en noir et blanc, l’idée première de Tati avait été de le filmer en couleur, faisant de Jour de Fête le premier film français en couleur, grâce au nouveau procédé « Thomsoncolor » proposé par la société Thomson-Houston. Prévoyant, la technique couleur n’ayant pas encore été réellement expérimentée, il filma les scènes avec deux caméras, l’une classique en noir et blanc et l’autre avec ce nouveau procédé couleur. Grand bien lui a pris, car Thomson n’a jamais su exploiter la pellicule d’origine. Au grand désespoir de Tati, le film fut donc proposé en version noir et blanc, occultant de ce fait toutes les subtilités qui devaient apparaître grâce à la couleur. Il avait notamment fait repeindre en gris toutes les portes des maisons créant un contraste visuel avec l’arrivée chatoyante des forains dans le village. A deux reprises dans les années 60, il retravailla « Jour de Fête » en colorisant artificiellement certaines scènes au « pochoir ». Il proposera même une version comportant de nouvelles scènes où on découvre un personnage jusqu’alors absent, un peintre narrateur justifiant ce passage du noir et blanc à la couleur. Parallèlement il réenregistre toute la bande son sur support magnétique. Contre toute attente en 1988, sous l’impulsion de Sophie Tatischeff, la fille de Jacques Tati, un long et minutieux travail de restauration des pellicules couleurs d’origine est entrepris. Le 11 janvier 95, près d’un demi-siècle après son tournage, la version couleur initiale imaginée par Tati est enfin présentée lors du centenaire du cinéma. Véritable paradoxe cinématographique, « Jour de Fête » avec sa technologie des plus futuristes, dépeint une France bien ancrée dans son atmosphère d’après-guerre.

     


Monsieur Hulot

Personnage culte et récurant des films de Tati, monsieur Hulot fait ses premiers pas durant les vacances d’été, au bord de la plage. Il reviendra hanter l’univers de Tati à trois reprises avec son physique filiforme, ses pantalons trop courts, son inséparable chapeau, sa canne et bien entendu sa fameuse pipe.


Les Vacances de M. Hulot (1953)

Alors que la première scène des « Vacances de M. Hulot » présente une gare où des voyageurs courent après le bon quai au son d’un haut parleur inaudible, les images suivantes font irrémédiablement penser à l’atmosphère de « Jour de Fête ». Un certain monsieur Hulot, énigmatique et lunaire, incarné par Tati lui-même, arrive au volant de son improbable tacot toussotant et bruyant dans une station balnéaire. C’est l’époque du début de la démocratisation des vacances à la mer et ce lieu de villégiature et notamment l’hôtel, est l’endroit idéal pour camper une foule de personnages emblématiques de la société d’alors. Un vieux militaire en retraite qui n’a pas décroché, un bizness man toujours sur la brèche, un vieux couple, un sportif, une vieille anglaise typique, une élégante jeune femme, des enfants espiègles. Les employés de l’hôtel où se retrouvent ces vacanciers sont eux aussi un condensé de ce que la nature humaine peut compter d’individualités. L’arrivée de monsieur Hulot, qui désormais deviendra le personnage récurant des films de Tati, au milieu de ce monde encore bien tranquille, on est loin des plages surpeuplées d’aujourd’hui, est un véritable électrochoc. Monsieur Hulot n’est pas un trublion, loin de là, il est même affable, souriant, courtois et respectueux des autres. Il est simplement à part, rêveur et surtout un peu gauche. De part sa présence, Hulot va mettre à mal la quiétude des estivants, troublant leurs habitudes, bouleversant les convenances, bien inconsciemment d’ailleurs. Car Hulot est d’un naturel désarmant. Il vit dans son monde avec sa propre logique, sa propre appréhension des rapports humains. Il peut paraître « à la marge » de ses congénères, pourtant à y regarder de près, il semble bien le seul à profiter pleinement de ses vacances, la majorité des autres ne faisant que transposer leur quotidien sur leur lieu de villégiature. Véritable grain de sable dans un système parfaitement huilé et hiérarchisé, Hulot devient, bien involontairement, celui qui apporte l’animation, offrant ainsi à qui sait l’apprécier, ce brin de folie transformant de simples congés payés en souvenirs inoubliables. Rein qu’à son allure, Hulot est un personnage unique. Le voir s’installer au volant de son improbable minuscule auto est symptomatique de sa difficulté à s’insérer dans la société. La facilité avec laquelle il bât ses congénères au tennis de façon peu orthodoxe, alors qu’il n’a jamais pratiqué ce sport, traduit à merveille le pouvoir de l’innocence face à la rigueur des règles établies. Pourtant Hulot n’en est pas moins perfectionniste et méticuleux, il ne cherche pas à se démarquer des autres, il aurait même plutôt tendance à vouloir leur ressembler mais chassez le naturel, il revient au galop ! Aussi lorsqu’il tente de remettre de l’ordre quelque part, l’ordre se retourne contre lui. Alors qu’il veut redresser un tableau, afin qu’il soit bien d’aplomb, involontairement il en fait pencher un autre. Ses faits et gestes, aussi simples soient-ils se transforment en gags involontaires qu’il ne peut rattraper. Ainsi une simple roue de secours devient une couronne mortuaire, un simple courant d’air une véritable tempête. Avec monsieur Hulot, Tati dénonce la dictature des règles établies, dénonce le conformisme comme lorsque qu’Hulot au lieu de lire le journal que tout le monde achète, transforme ce dernier en chapeau de soleil, ou lorsqu’il préfère danser plutôt que d’écouter un discours officiel à la radio. Mais Tati le sait bien, l’ordre des choses est immuable et quoi que fasse Hulot, le groupe reprend le dessus sur l’individualité et les frasques atypiques de son héro seront bien vite gommées au profit de l’organisation sociale rigide et figée. Cette fois encore, Tait fait preuve d’une modernité surprenante. Le travail de la bande son est impressionnant. Plus encore que sur « Jour de Fête » celle-ci envahi l’espace apportant au film une dimension supplémentaire, un relief encore inexploité. Lorsque d’autres réalisateurs utilisent une musique pour accentuer un moment particulier, Tati use d’accompagnements sonores surprenants. Mieux même, certains bruitages sont de véritables gags comme le bruit de la porte de la cuisine de l’hôtel, celui de la voiture de Hulot, la voix incompréhensible du haut parleur de la gare, les interférences de la radio où la chambre à air transformée en couronne mortuaire qui se dégonfle comme le défunt expulsant son dernier souffle. Cette profusion sonore est accentuée par la quasi absence de dialogue. Non pas qu’il s’agisse d’un film muet ou personne ne parle, bien au contraire, les différents protagonistes sont plutôt très loquaces, voire trop loquaces. A tel point que leurs propos se fondent en un brouhaha d’où ne s’échappent que quelques bribes de mots compréhensibles. Et qu’importe ce qu’ils disent d’ailleurs, leurs mimiques, leurs expressions suffisent à traduire leurs mots. Et le jeu des acteurs n’en est que plus impressionnant. Ce qui compte n’est pas ce qu’ils prononcent mais bien ce qu’ils expriment. En ce sens Tati a tout compris au cinéma. Le cinéma est l’art de l’image, pas celui du dialogue. N’est-ce pas parvenir à la perfection que de tout pouvoir exprimer uniquement grâce au visuel ? De fait, le film gagne en humour, en émotion et permet en même temps d’être apprécié par n’importe qui sans se soucier des frontières, la barrière des langues n’existant pas. Les américains l’ont bien compris et ont largement adopté les films de Tati. L’émotion qu’a su créer Tati avec son personnage de monsieur Hulot nous fait naviguer entre rires et amertume. Car autant Hulot est celui par qui la joie et la bonne humeur arrivent autant lorsque les vacances prennent fin, il se retrouve seul, oublié de tous ou presque.

           

Mon oncle [1958]

Dès le générique du nouveau film de Tati, « Mon Oncle » en 1958, la surprise est de taille. En lieu et place des images bucoliques de « Jour de Fête » ou de celles de la gare typique et vieillotte des « Vacances de monsieur Hulot », on découvre un chantier de constructions urbaines. La liste des interprètes et des différentes personnes ayant participé au film est inscrite sur d’énormes panneaux de chantier et, en fond sonore, on peut entendre des bruits de grues et autres marteaux piqueurs. Mais ce qui frappe encore d’avantage, c’est l’abandon du noir et blanc. Etonnamment, alors que Tati avait initié avec « Jour de Fête » l’arrivée du cinéma colorisé en privilégiant des décors chatoyants, avec « Mon Oncle » il choisi des tons grisâtres et ternes comme si le passage à la couleur lui permettait de mieux mettre en avant les teintes froides. L’image est d’ailleurs particulièrement moderne, notamment grâce au travail sur la lumière jusqu’alors inédit. Rapidement, cependant, on retrouve monsieur Hulot dans son univers poétique si particulier. Hulot habite un quartier à l’ancienne, avec ses ruelles, ses enfants, les chiens qui errent dans les rues… Son appartement est situé en haut d’un vieil immeuble. Pour y accéder, il monte plusieurs escaliers, traverse des coursives à l’italienne, redescend quelques marches, retraverse un couloir, remonte un palier… Tout cela en saluant ses voisins, en contournant les fils à linges, le tout filmé depuis l’extérieur. Il entre chez lui, entre-ouvre la fenêtre de façon à ce que le reflet du soleil aille bercer l’oiseau des voisins d’en face, ce qui ne manque pas de le faire chanter. En quelques minutes Tati résume toute la magie de son cinéma qui mélange subtilement moult détails anodins, tendresses visuelles et illustrations sonores ingénieuses. Cette parenthèse sur le quotidien de monsieur Hulot est pourtant de courte durée, comme un clin d’œil sur un monde en déclin, comme si Tati avait décidé de tourner une page de son cinéma en lui rendant hommage une bonne fois pour toute avant d’oser d’autres aventures. Aussi, bien vite, on se retrouve dans un quartier ultra moderne où habitent monsieur et madame Arpel, la sœur de monsieur Hulot. La maison de ces derniers est un condensé de technologies high-tech. Tout y est automatique, innovant, avant-gardiste, minutieusement agencé. Avec cinquante ans d’avance, Tati imagine la domotique d’aujourd’hui. L’arrivée de monsieur Hulot dans cet univers de chrome, de béton et d’ennuis, n’est pas sans provoquer quelques situations cocasses. Hulot apporte sa douce folie naturelle, sa fantaisie, sa naïveté et sa poésie dans ce milieu froid et aseptisé dénué d’humanité. Tati aborde là un sujet qui lui tient à cœur depuis « Jour de fête », la déshumanisation des rapports humains face à l’avancé du monde moderne mais aussi l’œuvre du temps qui passe, détruisant à jamais le passé. Comme dans ses précédents films, Tati favorise l’image et le son, contrastant toujours la personnalité de ses personnages avec les objets qui les entourent. L’image y est plus que soignée et le son atteint des sommets de perfection. Chaque bruit est judicieusement choisi illustrant à merveille la moindre action du film, accentuant même certains détails qui nous auraient échappés. Car les films de Tati sont truffés de détails qu’on prend plaisir à découvrir à chaque fois. Le travail autour de « Mon Oncle » en fait un film somptueux, d’une richesse inépuisable, d’une drôlerie sans pareille sans oublier l’inévitable coté émotionnel et la nostalgie qui s’en dégagent. Tati affirme son coté visionnaire et poétique à travers un perfectionnisme forcené. Pour réaliser ce film, Tati avait pris soin de créer sa propre maison de production, Spectra Film, en 1956, un choix qu’il justifia par ses ambitions technologiques. Le résultat est unanimement salué, « Mon Oncle » reçoit de nombreuses distinctions dont l’Oscar du meilleur film étranger. Fort de ces reconnaissances, il peut désormais s’atteler à son prochain projet.

     

Chefs d’œuvre et démesure

Entre esthétisme et design high-tech, la suite des aventures de monsieur Hulot nous entraînent dans un monde ultra moderne et déshumanisé. Un bien étrange voyage pour un doux rêveur maladroit toujours fidèle à sa personnalité. Le choc de deux mondes antagonistes.

Playtime [1967]

Il aura fallu 10 ans, tout juste ponctué par le court métrage « Cours du soir », pour que Tati livre son chef d’œuvre absolu qui s’avère être un véritable délire visuel, « Playtime ». Pour le réaliser, Tati fait construire toute une ville, un décor plus vrai que nature où tout fonctionne. Un gigantisme qui donne à « Playtime » une démesure digne des meilleurs studios américains. Tati pensait même transformer ces décors en véritables studios de cinéma pour jeunes réalisateurs, une sorte de Cinecittà à la française. Avec « Playtime » Tati voulait surpasser les productions hollywoodiennes et battre les américains sur leur propre terrain. Il se dévoua corps et âme, sacrifiant même sa propre maison qu’il devra hypothéquer pour réaliser son rêve démesuré. Et le résultat est époustouflant. L’image y est impressionnante et pour cause, Tati est l’un des rares cinéastes à tourner en 70 mn au lieu des 35 mm habituels, permettant ainsi de mieux traduire visuellement l’impression d’écrasement de l’architecture moderne sur l’homme. La bande son là encore est phénoménale, bourrée d’inventivités, un an aura été nécessaire pour la réaliser ! L’histoire quant à elle, est curieusement toute simple, presque minimaliste. Tout débute dans le hall d’un bâtiment ultra moderne. On pense alors à un hôpital, puis à un hôtel, une grande administration. On comprend enfin qu’il s’agit de l’aéroport d’Orly où vient d’arriver un groupe de touristes américains. Ceux-ci viennent visiter Paris mais plutôt que de se diriger vers les hauts lieux de tourisme habituels, c’est un tout autre Paris qu’ils découvrent, un Paris ultra moderne construit de verre et d’acier. Jamais nous ne verrons la Tour Eifel, l’Arc de Triomphe ou le Sacré cœur, si ce n’est brièvement dans le reflet d’une vitre. C’est dans ce même aéroport qu’on retrouve monsieur Hulot, lequel à un rendez-vous en ville dans un immeuble de bureaux froid et aseptisé. Perdu dans le dédale des escalators et des « open-space » il ère dans les couloirs avant de se retrouver dans une exposition consacrée aux inventions les plus improbables. C’est là qu’il croise les touristes américains. C’est l’occasion pour Tati de pointer du doigt les excès du modernisme, comme la porte silencieuse ou le balai équipé de phares. Plus tard Hulot rencontre un ancien conscrit qui l’invite chez lui. L’appartement qu’il occupe est d’un modernisme incroyable ! Filmé depuis la rue, on assiste à travers les larges bais vitrés à la vie de leurs occupants. Sans doute une façon pour Tati d’exprimer que ses films ne sont qu’une vitrine sur le monde. Après avoir remercié non sans mal ses amis, Hulot se retrouve bien contre son gré à l’inauguration d’un grand restaurant en compagnie des touristes américains. La encore l’accent est mis sur la modernité de l’endroit mais cette fois rien ne fonctionne comme prévu et la soirée tourne au fiasco, pour la plus grande joie de tous ! Après une nuit mémorable, les touristes reprennent le chemin de l’aéroport. Cette scène finale est l’occasion pour Tati d’illustrer à sa façon la ronde du monde. Le bus des touristes se trouve au milieu du flot de la circulation tournant autour d’un rond point. On assiste alors à un ballet surréaliste où les automobiles se retrouvent dans une sorte de carrousel géant. Tout au long de cette journée Hulot n’aura de cesse de croiser Barbara, l’une des touristes. Il finira même par se lier d’amitié avec elle avant que, malheureusement, prisonnier d’un guichet automatique il ne pourra lui dire au revoir. Si Hulot est omniprésent, pour une fois son rôle est minimisé, il subit plus qu’il ne provoque. Ce monde n’est pas le sien et la démesure de l’architecture se marie mal avec son coté lunaire. Avec « Playtime » Tati enfonce le clou du modernisme et de la technologie. Il en dénonce les dérives autant qu’il en vente les bienfaits. Mais son tour de force est de transposer l’émotion à taille humaine dans un univers démesuré étouffant. La superbe esthétique de « Playtime » associée à un humour subtil en fait un film unique et inégalé. Seul peut être Terry Giliam avec « Brazil » a su aller aussi loin dans la démesure visuelle et comique à une époque où les trucages numériques et l’infographisme étaient alors inconnus. Chef d’œuvre absolu, « Playtime » est aussi le début de la faillite pour son auteur. L’investissement engendré par le délire créatif de Tati dépasse le coût initialement prévu. De plus, boudé par le public français, assassiné par les critiques, le film s’avère une catastrophe financière. Le film est un échec commercial. Tati qui avait tout sacrifié pour donner vie à ce monument du cinéma, ne s’en relèvera jamais réellement. Quant à son projet de studio-école, il ne verra jamais le jour, le décor hallucinant de « Playtime » sera détruit rapidement.

     

       

Trafic [1971]

Afin d’éponger les dettes contractées par la réalisation de « Playtime », Tati doit se remettre rapidement au travail et proposer un nouveau film plus « accessible » et surtout financièrement moins ambitieux. Un challenge d’autant plus difficile à relever que plus grand monde ne veut produire un film de Tati. Néanmoins il revient sur les écrans en 1971 avec « Trafic » et, contre toutes attentes, force est de constater que le maître reste fidèle à ses convictions artistiques. Bien que très affecté par l’expérience de « Playtime », il ne change pas son fusil d’épaule et signe une nouvelle fois une œuvre unique. S’il n’atteint pas la démesure du précédent, faute de finances, ce nouveau film n’en est pas moins dénué d’humour, d’inventivité et de subtilité. Mieux même, ce manque de moyens est l’occasion pour Tati de peaufiner un scénario plus « classique » renouant avec ses deux premiers films. Pour autant « Trafic » ne fait pas dans la nostalgie, bien au contraire, il est de la même veine moderniste que « Playtime » ou « Mon Oncle » mais transposée dans le monde de l’automobile. « Trafic » est une sorte d’hommage au système D, comme si Tati voulait, à travers le portrait de cet inventeur qu’est monsieur Hulot, démontrer à ses détracteurs qu’il pouvait faire un film avec trois bouts de ficelle. Et le résultat est bougrement efficace en même temps que terriblement prémonitoire.  Monsieur Hulot est dessinateur de prototype dans chez Altra, un constructeur automobile parisien. Il a imaginé et mis au point une auto aménagée avec un nombre incroyable de gadgets la transformant en véritable camping car. Hulot est invité à présenter sa voiture au salon international de l’automobile à Amsterdam. Il part donc avec Marcel, le chauffeur, et la charmante américaine Maria chargée des relations publiques. Mais le voyage au Pays-Bas ne sera pas une promenade de santé ! Maints incidents vont ponctuer le trajet qui le mène à la capitale batave, ce qui donne lieu à des scènes d’anthologie comme celle du gigantesque carambolage occasionné par Maria. Tant bien que mal la petite troupe arrive à bon port où l’attend depuis quelques jours déjà le patron d’Altra. Trop tard, le salon vient de fermer ses portes ! Hulot est alors remercié mais, pour la première fois depuis que le personnage existe, il ne restera pas seul. Cette fois, il n’y aura pas d’adieu manqué, ni de grand moment de solitude sur une plage désertée. La belle Maria l’accompagnera dans sa retraite forcée. Cette fin est d'autant plus émouvante qu'elle pourrait très bien résumer la carrière de Tati. Cinéaste génial, incompris par certains, méprisé par d'autres, il aura finira sur un échec avant de d'éteindre sa caméra... Pour peut être pour se consacrer à sa famille ! Toujours est-il que « Trafic » est, une fois encore, bourré de moments savoureux, de trouvailles remarquables et d'une bande son toujours aussi impeccable. Tati met en images son sens aiguisé de l'observation à travers des histoires touchantes sans jamais sombrer dans le pathétique. Il s’amuse de la modernité qui le fascine avec un regard distant. Tati filme la vie comme on la voit, sans user de gros plan, ne montrant des gens qui ne font que passer sans jamais entrer dans leur vie. On ne sait d’ailleurs pratiquement rien de ces gens, le propos de Tati n’est pas là. Même après 5 films, on ne sait pas grand-chose de monsieur Hulot. Il n’est qu’un physique, une présence mais qui il est réellement jamais nous ne le sauront. De fait Tati oblige le spectateur à se focaliser sur l’environnement et non sur un personnage en particulier. Et cet environnement est d’une richesse incroyable. Tati multiplie dans un même plan, différentes scènes que d’autres auraient choisies de se faire succéder. Du coup même si à première vue il ne semble rien se passer en premier plan, en arrière plan il y a toujours une foule de détails plus cocasses les uns que les autres. Inutile de préciser que plusieurs visionnages sont nécessaires pour bien apprécier toute la richesse de chaque scène. Malheureusement ce perfectionnisme, ce soin du détail n’est pas dans l’air du temps et le cinéma de Tati ne reçoit pas l’écho qu’il mérite.


     


Qui a tué monsieur Hulot ?

Un dernier film surprenant, un projet avorté, un reportage post mortem, est-ce le public, les critiques, les producteurs ou tout simplement les ambitions démesurées de Tati qui ont tué monsieur Hulot ?

Parade [1974]

Il n’abandonne pour autant pas la caméra et, grâce à la télévision suédoise, réalise son dernier film « Parade ». Tati, véritable précurseur pressentant le passage au tout numérique, tourne son film en vidéo alors qu’il était initialement prévu pour être projeté au cinéma. Mais « Parade » ne sera jamais à l’affiche et ne sera diffusé qu’à la télévision. Cette ultime réalisation de Tati est à plus d’un point des plus atypiques. Alors qu’il nous avait habitués à la démesure, là il se contente d’un minimaliste déconcertant, souvent un simple fond de scène blanc. Alors que ses histoires se passaient principalement en extérieur ou dans des lieux gigantesque, ici on se retrouve en huis clôt dans un simple cirque. Si on a souvent reproché aux films de Tati leur absence de véritable histoire, ici cette abstraction atteint son paroxysme. Car dans « Parade », il n’y a pas d’histoire mais une suite de scénettes, de numéros de cirque et de music-hall, revue et corrigée par Tati, lequel tient non pas son habituel rôle de monsieur Hulot mais celui de Monsieur Loyal. Il renoue même avec ses premières amours en reprenant son rôle de mime de ses débuts. Il nous offre une galerie de personnages truculents, comme le joueur de tennis, le gardien de but ou encore le pêcheur. Les autres tableaux sont une succession de jonglerie, d’équilibrismes, de clowneries mêlant humour, musique et virtuosité de haut vol. Seul fil conducteur reliant l’ensemble, les spectateurs, parfois eux-mêmes acteurs de ce spectacle. « Parade » sera le dernier film de Tati clôturant ainsi une carrière unique parsemée de joyaux emplis de poésie et d’humanisme.


     
 



Confusion [1974]

« Confusion » aurait du être le nouveau film de Tati mais, malheureusement, les problèmes financiers accumulés depuis l’échec de « Playtime » ont définitivement mis un terme à ce projet avorté. La société Specta Films créée par Tati fait faillite et « Confusion » restera donc à l’état de script. L’histoire imaginée par Tati commençait de la pire et la plus inattendue façon qu’il soit. Monsieur Hulot y aurait trouvé la mort dès de début suite à l’utilisation d’une véritable arme à feu sur un plateau de tournage en lieu et place d’un pistolet factice ! Un personnage aurait alors décidé d’intensifier cette information de façon radicale en modifiant les programmes télé. Les frères Ron et Russell Mael du groupe américain Sparks, auraient même été approchés par Tati pour tenir les rôles principaux. Ce qui prouve que Tati, du haut de ses 67 ans, à mille lieux du monde rock, faisait toujours preuve d’innovation et était un homme curieux de tout. « Confusion » aurait repris l’univers de « Playtime » probablement transposé à New-York mais en centrant le sujet sur le pouvoir de l’image et plus généralement de la télévision. Ce film devait être un regard sur notre dépendance face aux médias visuels et sur l’influence de l’ultra communication tant dans la publicité que dans le monde politique.

Forza Bastia 78, l’île en fête [1978-2001]

Dernier témoignage visuel de Tati, ce court métrage de 25 mn est un reportage sur les préparatifs d’un match de foot entre le club de Bastia et le PSV Eindhoven. Tati ne termina jamais ce film, une embolie pulmonaire emporta le cinéaste le 4 novembre 1982. C’est Sophie Tatischeff aidée par le directeur de la cinémathèque régionale de Corse qui monta le film avant de le présenter en 2002.

Clap de fin !

Depuis longtemps déjà la caméra de Tati s’est éteinte, mais son héritage est quant à lui toujours bien vivant.

En six films, Tati a inventé un cinéma personnel, parfois déroutant, souvent étonnant mais toujours attachant. Le cinéma de Tati est un cinéma de l’abstraction, un cinéma du regard extérieur. Tati regarde mais ne juge pas. Même son personnage fétiche, monsieur Hulot, est souvent mis en retrait au profit de l’image, une image d’un esthétisme fluide et moderne. Tati met d’avantage en scène les objets, le monde, les humains en sens large que des personnages en particulier. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer comment dans ce monde déshumanisé évoluent les rapports humains. Tati incite le spectateur à jeter un œil différent sur ce qui l’entoure et ne plus se focaliser sur des individualités. De fait l’intimité de ses personnages est totalement effacée. Chez Tati il n’y a jamais ni baisers, ni sensualité, ni scènes de sexe, ni aucune violence d’ailleurs. Le monde de Tati serait-il idéal ? Aucunement, bien au contraire. Mais Tati ne montre que l’essentiel. Il nous montre ce que nous devrions voir de nos congénères pour peu qu’on s’en donnerait la peine. Il nous renvoie l’image de nous même telle que les autres pourraient nous voir. Le cinéma de Tati est le miroir humaniste de nos propres travers, de nos propres contradictions.

        

        
    

 

© alain/So Sad 29/11/2008 22h13



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