L’amour
nous tiendra éloignés
![]() Ian est un jeune homme tranquille. Sa vie semble d’ailleurs toute tracée. A tout juste 18 ans, il est déjà marié et travaille comme conseiller à la Bourse pour l’Emploi de Macclesfield. Consciencieux, aimable et efficace, il se démène pour dénicher un job à tous ceux qui peinent à en trouver un. Plutôt casanier et renfermé, il serait presque le fils idéal. D’ailleurs avec sa jeune épouse ils forment un couple à l’ancienne, sans excentricité d’aucune sorte même pas vestimentaire. Sa femme Debbie est l’archétype de la simplicité. Oh bien sûr, il a eu sa période d’adolescence tourmentée, mais rien de bien grave. Juste un soupçon d’enfermement sur soi, de morosité, de rêveries et d’expériences narcotiques. L’apprentissage de la vie quoi. Rien de dramatique. Comme tous les jeunes de son âge, Ian se passionne pour la musique, notamment David Bowie ou Lou Reed ainsi que pour l’écriture. D’ailleurs lorsque pour la première fois Debbie découvre la chambre de Ian, elle est de suite interpelée par une série de classeurs étiquetés « romans », « poèmes » ou encore « chansons ». Nul doute que Ian n’est pas tout à fait un garçon comme les autres. Mais qu’importe, c’est, entre autre, cette différence qui séduit Debbie. Cette passion qu’il a pour Burroughs, sa relation ambiguë avec la vie, son amour destructeur pour l’écriture. Bref, sa personnalité ne laisse pas indifférent. Si en semaine sa vie est des plus banales, le week-end il s’octroie quelques sorties principalement pour se rendre à des concerts. C’est là qu’il rencontre Bernard Sumner, Peter Hook et leur ami Terry, lesquels ont monté un petit groupe de rock sans prétention. Ils avouent même être plutôt mauvais et ont bien du mal à trouver un chanteur. Ils n’ont même pas la gueule de l’emploi tant leur look, à l’époque du punk naissant, est des plus sages. Le guitariste arbore même une tenue de petit garçon de bonne famille qui n‘a rien de rock’n’rock. Quant au bassiste, il reconnaît ne pas aimer le groupe The Buzzock, car il y a le mot « bite » dans le nom ! C’est dire s’ils sont en décalage complet avec la jeunesse explosive du milieu des années 70. Seule entorse à cette image d’Epinal, Ian affiche un « Hate » dans le dos de son trench-coat ! Une « haine » qu’il laisse au vestiaire lorsqu’il retrouve son rôle d’employé de bureau. ![]() Discret et réservé, Ian mène sa petite vie, sans surprise, sans folie, presque sans plaisir jusqu’à ce que les Sex Pistols débarquent dans son trou perdu. Là, Ian est littéralement fasciné par leur violence scénique ! La bande à Johnny Rotten opère comme un électrochoc sur le jeune homme qui se propose d’être alors le chanteur de ceux qui se dénomment désormais « Warsaw », nom emprunté à une chanson de Bowie. Rapidement les premiers concerts ont lieu et les piètres musiciens d’il y a peu, s’avèrent être d’une efficacité redoutable. Mieux même, le groupe se forge un son inédit jouant sur des climats sombres et ténébreux. Quant à Ian, la scène le métamorphose ! Le jeune introverti se transforme une furie syncopée, au regard frôlant l’évanouissement, à la voix puissante et grave. Il hypnotise les foules ! La renommé du groupe va grandissante, tant et si bien qu’un manager décide de les prendre en main avant qu’il ne signe avec un tout nouveau label « Factory record ». Un premier contrat signé du sang même du boss de Factory. Le groupe abandonne alors le nom de « Warsaw » pour celui « Joy Division ». Celui-ci vaudra au groupe d’être estampillé pro-nazi, les « divisions de la joie » étant dans les camps de concentration, le nom donné aux femmes juives utilisées comme esclaves sexuelles par leurs bourreaux. En fait, l’expression choisie est tirée d’une nouvelle écrite par un ancien déporté Yehiel De-Nur, « The House of Dolls ». La pochette de leur premier 45 tours, « An Ideal for Living » montrant une photo du ghetto de Varsovie, ainsi que l’énumération du matricule de Rudolf Hess dans le titre « Warsaw » accentue le trouble. Mais le groupe se défend de toute amitié avec quelque mouvement d’extrême-droite que ce soit. Cet emprunt au livre de De-Nur n’est qu’une volonté de ne pas laisser l’horreur des exactions nazies sombrer dans l’oubli. Le premier 45 tours peut donc d’ores et déjà être pressé, grâce principalement à Debbie qui accepte d’avancer la somme nécessaire, même si l’orientation qu’a pris son mari ne lui plait que moyennement. Quoiqu’il en soit, le groupe fait son chemin est devient l’une des figures marquantes du rock anglo-saxon. Mais si la notoriété est au rendez-vous, les membres du groupe ne dérogent pas à leurs habitudes et ne semblent pas succomber aux sirènes du star système. Malgré les fans, la pression des tournées, ils restent eux-mêmes. Ian rentre tous les soirs retrouver sa femme dans sa petite maison ouvrière sans ![]() Devant sa santé vacillante, les médecins, sa femme et tout son entourage s'inquiètent toujours d'avantage tandis que Ian, de son coté, tombe amoureux d'Annik Honoré, journaliste belge de son état. Cette relation adultérine ne sera pas sans conséquence sur l'état psychique de Ian. Il doit dès lors faire face à une situation amoureuse difficile. Tiraillé entre ses obligations familiales et cette idylle pour laquelle il n'était pas prêt, Ian est de plus en plus tourmenté. Incapable de choisir entre sa femme et sa maîtresse, son impuissance à faire un choix, tout le pousse, au comble de la détresse, à une première tentative de suicide, puis à une deuxième aux barbituriques. Au lendemain de cette dernière, il donnera un concert catastrophique au Derby Hall de Bury où en plein milieu du concert, il sera remplacé successivement par deux chanteurs de substitution. S’en est trop pour le public. Une bagarre générale éclate. Ian, totalement désemparé, veut alors tout arrêter. Pourtant la notoriété ![]() La veille d'entamer la première tournée américaine du groupe, laquelle s'annonce d'ors et déjà triomphale, Ian décide de rendre une dernière visite à sa femme. Tous deux ont une discussion quant à l'avenir de leur couple avant que Debbie ne se décide d'aller dormir chez ses parents. Ian reste seul dans la maison, à ruminer ses états d'âme. Ce qu'il fera durant cette longue nuit là n'est sans doute que supputations. Il aurait regardé « Stroszek » de Werner Herzog où un homme met fin à ses jours pour ne pas devoir choisir entre deux femmes, aurait écouté en boucle « The Idiot » d'Iggy Pop tout en écrivant une longue lettre à sa femme. Celle-ci le retrouvera le lendemain, pendu dans leur cuisine. C'était le 18 mai 1980. Il n’a pas eu le temps de fêter ses 24 ans. Dans le cimetière de Macclesfield, une épitaphe… « Love will tear us apart » (l’amour nous tiendra éloignés), titre prémonitoire d’une des chansons phares de Curtis. Le film de Corbijn est remarquable. Tourné en noir et blanc il nous plonge dans le milieu ouvrier anglais de la fin des années 70 sans jamais tomber dans des clichés faciles. « Control » n’est pas un film musical, même si la musique tient un rôle forcément prépondérant. C’est un film intimiste et respectueux même si forcément romancé. Il ne fait en aucun cas l’apologie d’un artiste autodestructeur. Curtis ne l'était pas. Il n'était qu'un jeune poète égaré entre ses doutes, sa timidité, sa maladie et son involontaire statut de rock-star. Corbinj ne fait ni dans la complaisance, ni dans l'adulation, ni même dans la dramaturgie. Il pose sa caméra simplement, avec pudeur, pour un portait sans parti pris. Il nous dépeint avec justesse la douloureuse transition entre l'adolescent et le jeune adulte, trop rapidement propulsé dans un monde qu'il imaginait sans réellement le connaître. Ian Curtis n'avait pas la carrure d'un chanteur rock, il ne pouvait et ne savait pas endosser ce costume trop mal taillé pour lui. Il était bien trop sérieux, trop doué, trop intérieur, trop sensible, trop fragile aussi pour se métamorphoser en rockeur. ![]() Le film met superbement en avant ces dualités qui habitaient Curtis tout en faisant découvrir son quotidien à la fois banal et torturé. Bien sûr, on y retrouve de nombreuses scènes de concerts remarquablement restituées mais sans aucun tape à l'oeil, avec une justesse efficace et respectueuse. Une mise en scène sobre donc, toute en nuance de gris qui donne toutes leurs dimensions aux jeux des acteurs. Et là, Corbijn a su réunir un casting irréprochable. Incarner Ian Curtis, sans en faire de trop, en respectant sa personnalité était un pari audacieux presque irréalisable. C'est pourtant ce que parvient à réaliser Sam Riley qui entre véritablement dans la peau de Curtis. Mieux, on pourrait croire que Curtis habite littéralement Riley tant son interprétation est juste. Époustouflant de bout en bout, Riley parvient à retranscrire à la perfection les différents visages de Curtis, passant du masque de la timidité étouffante à celui du chanteur en transe jusqu'à celui grimaçant de l'épileptique terrassé. En plus d'une ressemble physique étonnante, Riley incarne donc un Curtis on ne peut plus crédible, qui nous émeut, nous séduit, nous fascine. Les autres acteurs ne sont pas en reste. Samantha Morton interprète une Deborah Curtis plus que convaincante et les différents membres de Joy Division sont joués par des comédiens impeccables bien qu'étant à mon goût un peu trop en retrait par rapport à Riley. Cependant ce choix permet au film de Corbijn d'être tout public et de ne pas s'adresser simplement aux fans de Joy Division. Il n'est aucunement utile de connaître la musique du groupe pour s'imprégner de cette histoire, n'y même d'être un féru de rock'n'roll. « Control » est l'histoire d'un homme, pas celle d'un groupe ni d'une musique, même si la vie de Curtis est forcément intimement liée aux deux. Chacun ressortira bouleversé de ce premier long métrage de Corbijn jusqu'alors connu comme photographe et réalisateur de clips pour Jeff Buckey, U2, Nirvana ou encore Depeche Mode. Son style dynamique associé à une narration précise est sublimé par un noir et blanc profond qui apporte un relief supplémentaire à un récit déjà bien riche. Je ne pourrai clore cette critique sans saluer le travail des ex-membres de Joy Division, devenus depuis New-Order, qui ont composé de nouveaux titres pour la bande originale de « Control » et qui, tout comme Deborah Curtis, ont coproduit le film de Corbijn, lequel a reçu la mention spéciale de la Caméra d'or au festival de Cannes. La
bande annonce du film
![]() © alain/So Sad 05/08/2008 18h59 ![]() |